mardi 25 septembre 2012

Ultra-Trail du Mont-Blanc. Le business en pleine ascension


Pour continuer à réfléchir A l'esprit Trail ci dessous un article trouvé sur le site de liberation

GRAND ANGLE Neuf ans après sa création, cette extravagante course d’altitude souffre d’une crise de croissance : les valeurs d’aventure et d’équité vont-elles être balayées par la professionnalisation de l’épreuve ?

Par ELIANE PATRIARCA Envoyée spéciale à Chamonix-Mont-Blanc (Haute-Savoie)
Devant la petite église de Chamonix, le raz-de-marée coloré est prêt à déferler. Conquest of Paradise, la musique de Vangelis, résonne dans la ville. Bâtons arrimés sur les petits sacs à dos, bidons fixés aux épaules, shorts ou collants et vestes imperméables, lampes frontales déjà calées sur les bonnets, ils sont 2 400 venus d’une soixantaine de pays à attendre que soit donné le départ de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc en ce vendredi 31 août. L’UTMB est une course à pied extravagante qui gravite autour du toit de l’Europe, enchaîne 169 kilomètres entre la France, la Suisse, l’Italie, et dix cols à plus de 2 000 mètres d’altitude. Une boucle qu’un randonneur parcourt en une semaine, que les meilleurs coureurs du trail avalent en moins de vingt et une heures et les derniers en quarante-six heures au plus. Chaque année, c’est avec la chair de poule qu’on assiste au départ du flot des coureurs : on les sait partis pour deux jours et deux nuits dans la montagne, on connaît ces rêves qui les ont motivés à s’entraîner depuis un an pour cette aventure.

Boue, froid, pluie battante

Mais cette année, pour la dixième édition, la magie n’opère pas. Ni le mythe - le tour du Mont-Blanc - ni l’extrême ne sont au rendez-vous : la météo hivernale - pluie, neige et brouillard - a conduit les organisateurs à réduire le parcours à «seulement» 100 kilomètres et 5 800 mètres de dénivelé, le tout en fond de vallée et du seul côté français du massif. Plus rien d’épique donc, et une course qui va ressembler à tant d’autres.
D’ailleurs, les favoris n’ont même pas pris le départ. Les autres vont devoir lutter pour ne pas abandonner malgré la pluie battante, les sentiers transformés en torrents de boue, le froid, le parcours ennuyeux et surtout l’absence des moments sublimes qui font d’ordinaire le sel de cette course, quand, après la nuit glaciale, surgissent, dans le ciel bleu foncé, l’aiguille noire de Peuterey, le mont Blanc de Courmayeur, le glacier de la Brenva ; quand la lumière du jour commence à recolorer le paysage, rosit les Grandes Jorasses et regonfle d’un coup cœurs et jambes.
Dans ces conditions difficiles, le fossé s’est encore creusé entre la masse des coureurs et «l’élite», qui, elle, bénéficie d’une assistance particulière, ce qui affadit pour le moins la notion d’aventure liée au trail. Au-delà de la frustration, c’est un malaise plus profond qu’on a ressenti : la discipline traverse une crise de croissance. Le trail, après dix ans de développement exponentiel, se trouve à la croisée des chemins entre courses d’élite et épreuves de masse, entre aventure sportive et professionnalisation. Ses valeurs originelles - aventure, équité solidarité - sont ébranlées. Et l’UTMB, événement phare de l’univers du trail, cristallise cette ambiguïté.
Venu des Etats-Unis, le trail - ou course nature sur sentiers en semi-autonomie - a débarqué en Europe à la fin des années 90. Mais, en 2003, lorsque l’Ultra-Trail du Mont-Blanc voit le jour à Chamonix, c’est encore une activité confidentielle. Dès la première édition, cette épreuve singulière forge sa légende. 700 pionniers affrontent une météo apocalyptique, 67 seulement franchissent la ligne d’arrivée. Le vainqueur, Dawa Sherpa, un Népalais qui travaille depuis peu à Genève comme maçon, devient aussitôt une icône : bouddhiste habitué à cavaler à plus de 3 000 mètres d’altitude, rôdé au froid glacial, il n’a rien d’un sportif standard et a puisé ses qualités dans la dureté de sa vie dans l’Himalaya. Comme tous les «finishers», il ne gagne qu’une veste : l’équité est la valeur cardinale du trail. Il n’y a ni primes ni prix sur l’UTMB, mais un parcours et des conditions identiques pour tous.«C’est un effort que l’on fait pour soi, pas contre les autres, souligne Michel Poletti, coureur et créateur, avec son épouse, de l’UTMB. On voit souvent des coureurs franchir ensemble la ligne d’arrivée.» Le mythe est né et, au fil des ans, les organisateurs qui croulent sous les demandes d’inscription, créent d’autres courses la même semaine à Chamonix.
Le trail séduit car il répond à l’envie de nature des coureurs d’asphalte : ils apprécient cette pratique plus ludique, moins codifiée et délivrée du chrono. Quant aux randonneurs, ils y trouvent une nouvelle stimulation. Et «l’ultra», au-delà du marathon, fascine. Pour le sociologue du sport Olivier Bessy, qui consacre une monographie à l’UTMB (1), outre «le dépaysement lié à l’immersion fusionnelle dans une nature montagnarde», on part à la «conquête de soi», on met à l’épreuve «ses ressources d’endurance et d’abnégation». Dans cette course où l’on peut marcher dès que la pente se raidit, la priorité n’est pas le classement : il s’agit d’aller au bout, de finir, pour entrer dans le cercle restreint de ceux qui l’ont fait.

Sac à dos bricolé et collant rose

En dix ans, l’engouement pour l’Ultra-Trail n’a fait que grandir, et les sentiers de montagne se sont emplis de coureurs. Dans les vitrines de Chamonix, les baskets, collants et bâtons évincent les tenues d’alpinisme ; les stages de trail se multiplient et l’UTMB est le premier événement sportivo-commercial de la vallée. Le phénomène fait tache d’huile : 1 800 courses organisées par an en France pour 400 000 pratiquants, et une floraison de «stations de trail» en moyenne montagne, avec parcours balisés et installations dédiées. Les équipementiers se frottent les mains : de Salomon à The North Face, d’Asics à Quechua, ils ont développé des gammes trail et voient leurs chiffres d’affaires s’emballer. Chaussures, vêtements techniques, sac à dos, montre GPS : le trailer s’avère bon consommateur. Les marques de l’outdoor, qui dynamisent leur image grâce au trail, se dotent de «teams» : des athlètes porte-drapeaux pour la marque qui «participent au développement des produits en les testant avant qu’ils sortent»,dit Tiziana di Gioia, responsable du team The North Face.
La bascule vers la «professionnalisation» date de 2008, et selon Philippe Billard, trailer et fondateur de la revue Ultrafondus, le symbole en est Kilian Jornet, le prodige catalan espagnol d’à peine 20 ans qui l’emporte cette année-là. Les deux années précédentes, Marco Olmo, quasi sexagénaire, avait franchi la ligne d’arrivée en vainqueur. Premier homme à remporter deux fois cette épreuve, aujourd’hui retraité depuis peu, il était à l’époque conducteur d’engins dans une carrière de ciment. Marco Olmo a découvert la course tardivement, à 27 ans. Avec son collant rose, ses chaussures de course en fin de vie, son sac à dos bricolé par ses soins, et malgré un palmarès impressionnant, le Piémontais n’attire pas les sponsors. Kilian Jornet, au contraire, est la vitrine idéale. Déjà champion de ski-alpinisme, il est habitué à courir en montagne depuis son enfance dans les Pyrénées, où ses parents gardaient un refuge.
Sponsorisé par Salomon, il dévale montagnes et glaciers comme un chamois et explose tous les chronos. L’année suivante, il réitère son exploit sur l’UTMB, qu’il remporte une troisième fois en 2011. «C’est le premier professionnel dans l’univers du trail, souligne Philippe Billard. A partir de là, le team Salomon s’est étoffé et les autres marques ont emboîté le pas.» Aujourd’hui, on compte une quarantaine de teams en France, regroupant environ 300 athlètes. Avec l’arrivée de Kilian Jornet, «Salomon a déringardisé l’image du coureur, confirme Serge Moro, coureur émérite et rédacteur en chef d’Esprit TrailLa marque a inventé un look de coureur et a exalté l’extrême dans des clips branchés.» En l’absence de la Fédération française d’athlétisme,«dépassée», «ce sont les marques qui organisent l’activité en proposant de nouveaux formats d’épreuves».

«Une vitrine pour les athlètes»

Aujourd’hui, dans le top 10 de l’UTMB, on ne trouve que des coureurs quasi-pro, appartenant à des teams et bénéficiant d’entraîneurs, de préparation et de matériel. L’épreuve est devenue une énorme machinerie, avec un million d’euros de budget. Et, après le défrichage aventureux des premières années, ce qui se joue aujourd’hui est la répartition des bénéfices engendrés par la discipline. Les marques et les athlètes souhaitent l’instauration de primes à l’inscription pour l’élite et de prix en argent pour les vainqueurs.
«Une course se fait connaître grâce à la présence de l’élite»,argumente Greg Vollet, coach du team Salomon. «L’UTMB est la meilleure vitrine pour les athlètes, mais ça n’a pas l’air de suffire aux marques», rétorque Michel Poletti. Les sportifs, eux, en ont marre de courir pour du beurre et d’être dépendants de leurs sponsors.«Aujourd’hui, pour entrer dans le top 10 de l’UTMB, il faut s’entraîner plus de vingt heures par semaine, aller en altitude, surveiller son alimentation, multiplier les déplacements au détriment de la vie familiale, explique Antoine Guillon, 42 ans, coureur du team Lafuma. Un investissement qu’on ne peut conjuguer avec un métier à plein temps.» «Les marques se gavent sur notre dos, affirme Sébastien Chaigneau, du team The North Face, qui, à 40 ans, est le seul trailer français pro. En 2009, j’ai terminé deuxième à l’UTMB et, à partir de là, c’est devenu invivable entre le travail, les événements auxquels mes sponsors me demandaient d’assister, mon entraînement, ma famille.»Depuis 2010, il a abandonné son travail grâce au budget que lui attribue The North Face et il a pris un agent pour négocier ses contrats et assurer son avenir.
Un traitement spécial pour les athlètes de haut niveau ? Michel Poletti, le fondateur de l’UTMB, rejette l’idée, et clame que «ce qui fait l’attrait de cette course, c’est l’équité entre tous les coureurs». Mais que reste-il de cette équité aujourd’hui sur l’Ultra-Trail du Mont-Blanc ? Photo Pascal Tournaire
(1) «The North Face Ultra-Trail du Mont-Blanc, un mythe, un territoire, des hommes», d’Olivier Bessy, Ed Le Petit Montagnard autour du Mont-Blanc, 2012.

la source : ICI

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